La petite voix
Je me réveille en hurlant. La lueur du jour traverse mon rideau, éclairant mon armoire. Haletante, je repose ma tête sur l’oreiller. Son contact doux estompe peu à peu les images de mon mauvais rêve. Je tire le voilage et lance un regard dégoûté au temps pluvieux. Je n’ai plus qu’à espérer que ma toiture ne se remette pas à fuir, comme la semaine dernière. Je ne pense qu’à avaler une barre de fruit pour caler mon estomac qui gronde, et à me réfugier dans l’imagination de l’écriture. Je ne m’étais pas installé sur mon modeste bureau en bois depuis une vingtaine de jours. Non pas à cause du manque d’idées, mais parce que mon emploi du temps ne me le permettait pas. Ce cocon des merveilles m’a aidé à créer mon premier roman d’aventures, devenu best-seller. Je me sens si fière de moi. D’après mon éditeur, mes lecteurs attendent avec hâte le second tome de « L’autre côté du miroir ».
J’éclaire mon séjour obscur à l’aide de la lampe noire posée à ma gauche, et fouille dans mon tiroir en pagaille à la recherche de mon bloc-notes. Je relis le plan de mon second projet, en essuyant le sommeil de mon œil droit. Je fais tournoyer un stylo bleu entre mes doigts, l’esprit bloqué sur la page vierge. Tout en maugréant intérieurement, je masse ma nuque devenue raide et m’installe sur mon minuscule canapé, à seulement deux pas de mon bureau. Un sourire se dessine sur mon visage lorsque l’ampoule d’imagination s’allume dans ma tête. Mon cœur s’emballe d’excitation. Je balaye mes longs cheveux bruns en arrière et gribouille enfin ma première phrase sur la feuille. Je la relis, une fois, deux fois, puis trois pour finalement remarquer que celle-ci me paraît pauvre et dénuée de sens. Les sourcils froncés, je déchire la page et réitère. Tout à coup, une petite voix mordante dans ma tête me met la pression : « Ce n’est toujours pas parfait, recommence ». Mes mains se crispent, laissant la douleur de mes ongles s’enfoncer dans mes paumes. Je balaye mon piètre séjour du regard. Ce dernier s’arrête sur mon dictionnaire en lambeau et usé. Ce n’est pas un ouvrage didactique lambda, il appartenait à ma mère. Il porte des traces des luttes linguistiques et des souvenirs de cette dernière, ancienne professeure de français. Elle ne partait jamais sans et pouvait réciter un passage choisi aléatoirement, sans douter une seule fois. Le cœur en miettes, je secoue la tête de gauche à droite et reviens à mon bloc-notes.
Dix minutes après, mon sol en pierres se retrouve couvert de fiches dénigrées et froissées. Aucune des formules que j’ai pu écrire ne se montre à la hauteur de mon premier tome. Je me sens si impuissante face à ma nouvelle feuille blanche. Je me redresse, les yeux voilés et embués, les clignant pour retenir mes larmes. J’attrape mes vêtements de la veille posés en boule sur mon lit défait et décide d’aller me promener. J’ai lu quelque part que la marche évacue le stress, permettant ainsi une détente psychologique. Autant essayer. J’examine ma rue dépeuplée, relève le col de mon gilet, puis poursuis ma vadrouille jusqu’à la forêt. Je m’affaisse contre un arbre et ferme les yeux. Je tente de me concentrer sur les différents chants d’oiseaux qui m’entourent, dans l’espoir d’oublier cette voix stridente qui s’avère prendre un malin plaisir à me gâcher la vie. Je m’attarde sur les fleurs qui commencent à éclore et me ressource grâce à la douce senteur de la nature. Le vent caressant mon visage pâle me rappelle la chance que j’ai d’habiter à la campagne, loin de la pollution et des rues sans verdure.
Je passe le restant de ma journée recroquevillée sur moi-même, à ronger mes ongles tout en regardant, à moitié éveillée, ma série télévisée. Quand vingt heures retentissent à l’église, je finis ma pizza commandée, puis retrouve ma routine littéraire. Je parcours des yeux ma feuille infiniment blanche, posée sur mon bureau. Pourrais-je réussir à écrire ? À cette simple question, mon cœur s’emballe. « Tu vas te planter et décevoir tout le monde », résonne la petite voix en moi. Son volume ne cesse de s’amplifier, tandis que mon estime, elle, diminue. Je n’y arriverai jamais ! C’est certain ! Je tente de l’oublier en me perdant dans mes pensées. Je me souviens d’avoir commencé à rédiger il y a maintenant cinq ans, après le décès de ma mère. J’ai débuté par des poèmes, qui m’ont aidée à subsister, à supporter les affres de la vie quotidienne, et à me sentir vivante. Je m’acceptais enfin telle que j’étais, solitaire et peu bavarde, j’écris tout ce que la timidité m’empêche de dire. À ce jour, je pleure avec la sensation d’être morte en tant qu’écrivain, de ne plus exister. Mes yeux bouffis masquent ma plume. Je pars m’enfouir sous ma couette dans l’espoir de rejoindre hâtivement les bras de Morphée. J’appuie sur la télécommande du téléviseur en face de mon lit, espérant chasser cette maudite voix.
Le lendemain, je m’éveille péniblement, la joue collée contre mon drap en soie blanc. Les yeux à moitié ouverts, je tâtonne autour de moi, à la recherche de mon téléphone. Enfin trouvé, sa luminosité m’aveugle. Je me frotte le visage, puis regarde l’heure : huit heures. Je lance la première chaine qui s’affiche, afin d’oublier le silence dans lequel ma maison est plongée.
L’heure d’après, je fixe ma tasse de café, l’esprit ailleurs, à la recherche d’imagination, tandis que la voix me répète en boucle : « Tu n’arriveras jamais à faire mieux que le premier ». La tête enfouie dans mes mains, je la supplie intérieurement de me laisser tranquille. « Ce n’est pas grâce à ton travail si ton roman a été un succès, tu as l’air ridicule », me répond-elle. « HA ! » Le visage crispé et submergé par une vague de chaleur, j’essaie de concentrer mes pensées sur ma berline bleue, pleine de boue. Malheureusement, je ne peux m’empêcher de me questionner sur ce qu’elle me dit, et à la réaction de mon éditeur à la lecture de mon manuscrit. Une boule se forme dans ma gorge, ma tête va exploser. J’abaisse mon menton, et m’en vais loin de chez moi.
Après deux semaines de repos chez mon père, loin de la pression d’écrivain, je m’installe l’estomac noué sur mon fauteuil rembourré. Décidée à lâcher mon bloc-notes qui ne m’inspire pas, j’appuie sur le bouton d’allumage de mon ordinateur portable. Le logiciel de texte lancé, j’observe le ciel rose du lever de soleil, espérant pouvoir retrouver l’imagination que j’ai eue pour mon premier livre. Mais en vain. Malgré la beauté du crépuscule, je reste une bonne quinzaine de minutes devant cette page toujours vierge, en écoutant cette maudite petite voix qui me rabaisse sans cesse. Mes jambes se mettent à trembler et mes fossettes s’effacent de mon visage. Je laisse échapper un grand cri d’exaspération en implorant à mon cerveau de se taire. Les yeux étincelants de feu, je bondis de mon fauteuil et le renverse de mes mains. Je tire une latte de ma cigarette, puis me convaincs d’envoyer un message d’appel au secours à mon ami, Margot, que j’ai rencontré lors d’un salon du livre à Paris l’an dernier. Le regard perdu sur les chevaux broutant l’herbe du pré, et l’esprit continuellement à la recherche d’imagination, mon téléphone vibre entre mes mains. Je me dépêche d’ouvrir le SMS de ma collègue : « Télécharge Flowstate. Cette application m’a beaucoup aidé à noircir la page blanche. Bon courage ! »
Les doigts tremblants, j’éteins ma clope pour tenter ce dernier espoir. Je ne discute pas et compose une simple phrase. Je sors du tiroir un élastique, relève mes cheveux indisciplinés en queue de cheval et surprends du coin de l’œil ma formule s’effacer. Je comprends donc le but de ce logiciel : ne pas cesser d’écrire jusqu’à la fin du chrono sous peine de tout perdre. « Tu ne te fatigues pour rien, tu n’y arriveras jamais », me répète la voix en boucle. Je me valorise en pensant aux difficultés rencontrées, cependant toutes surmontées lors de la rédaction de mon Best-Seller. « Le plus important, est d’essayer », j’esquisse un sourire de challenge de mes lèvres charnues, puis parcours le clavier de mes doigts ravagés par le stress. Je ne sais pas quoi pondre, j’écris simplement pour griffonner, et ainsi remplir le vide. Mon document vierge prend finalement des couleurs, même si mes phrases n’ont pas beaucoup de sens, un texte né enfin.
Au fil des mots transcrits, l’imagination coule à flots, semant le syndrome de la page blanche. Je joue le jeu, je tape sans m’arrêter, sans me relire, sans me juger, sans me décourager. Le compteur défile, j’oublie mon éditeur, mes lecteurs, je savoure la liberté, la détente, l’épanouissement. La respiration ample, j’appuie à toute vitesse sur mon clavier, apercevant des fautes de frappe, sentant mes doigts douloureux et la démangeaison de mon nez, cela dit, je m’en moque. Je tapote sur les touches et extirpe mes angoisses, expulse mes peurs, enracine mes souvenirs, pour redécouvrir ainsi la magie de la plume, l’amour des mots. J’écris tout simplement parce que j’aime ça. Finalement, je m’autorise à créer sans m’inquiéter de rien. Mes idées fusent, dans le désordre, mais peu importe, j’aurais bien le temps de tout revoir plus tard. Mes yeux pétillent, je chantonne et ricane toute seule, face à mon écran, oubliant la petite voix qui essaie de me manipuler. Enfin je m’exprime, je m’extériorise et cela me procure une immense vague de chaleur qui me parcourt de la tête aux pieds. Je me plonge dans mon écrit, dans ce qui sera, peut-être, la suite de « L’autre côté du miroir ». Je suis isolée devant mon ordinateur, délaissant mon appartement poussiéreux et malodorant. Certes, ce n’est qu’un brouillon, mais probablement qu’il porte en lui toutes les promesses d’un potentiel roman.
Enfin, le chronomètre émet un bip puis s’arrête. Mon texte définitivement sauvegardé, je bascule ma tête en arrière, me sentant légère et au septième ciel. J’ai réussi à plonger au plus profond de moi-même pour redécouvrir ainsi qui je suis réellement… Un auteur.
Le soir même, je me laisse tomber sur mon lit en robe de chambre, repensant à mon blocage de la page blanche et me rends compte que celle-ci m’a aidé. Non pas en commençant mon second récit d’aventures, mais en me rappelant pourquoi j’écris. Désormais, je m’octroie la liberté de m’exprimer comme je le souhaite. Tout compte fait, cette angoisse fut une chance pour moi. J’ai pu autoriser mon énergie et mon imagination à sortir sans contrainte. Une page vierge ne signifie pas la fin de ma carrière de romancière, mais le début d’une nouvelle histoire.
Angélique Brazier – Auteur